DANIEL SIBONY,
Ecrivain
Psychanalyste
Philosophe
Ecrivain, psychanalyste. Vient de publier au Seuil (oct. 2005): CREATION.
Essai sur l'art contemporain. Auteur de PROCHE-ORIENT-Psychanalyse d'un conflit.
Il publie en poche en février 2006: NOM DE DIEU. Par-delà les
monothéismes.
Encart: Une vraie pensée sur la violence et les jeunes ne saurait se satisfaire de clichés "psys" complaisants.
L'été dernier, je me suis fait interpeller par un voisin de plage qui lisait le Libé du 3 août.C'est un brave homme, père de famille, avec un bon sens critique simple mais implacable. Il attaque fort: -"Tiens, voilà un "pédiatre retraité" qui vient d'inventer l'eau tiède. On s'demande ce qu'il attend pour faire breveter. -Que voulez-vous dire? -Eh bien, qu'au terme de recherches profondes qui lui ont pris plus de vingt ans, il a trouvé le truc pour contrer la violence de nos jeunes et pour parer au malêtre de nos enfants. -Et c'est quoi? -J'vous l'donne en mille. -Donnez-le en une fois, là, d'un coup. -Eh bien voilà, le secret enfin découvert, c'est qu'il ne faut pas les gâter. -Je ne vous crois pas, il ne le dit sûrement pas comme ça. -En effet, il le dit dans son jargon mais c'est pareil, jugez vous-même sa conclusion: "Nos enfants d'aujourd'hui, gâtés et comblés depuis leur naissance et faisant de plus en plus rarement l'expérience du manque, en viennent donc à manquer de manque. En bon français, cela veut dire qu'ils ne manquent de rien, ils ont tout ce qu'ils veulent et c'est ça qui les rend violents. -Eh bien, ce n'est pas si bête, l'idée traîne dans tous les bouquins "psys" de bas niveau. -Je veux bien, mais je trouve l'idée bizarre, car d'abord ça n'existe pas, des enfants ou des jeunes qui ne manquent de rien. A la rigueur, c'est le discours des autres sur eux: "Ils ont tout pour être heureux et ils nous emmerdent!" Discours totalement illusoire, car personne n'a tout, à supposer que pour être heureux, il faille "avoir" tout ou avoir quelque chose de précis. Ce qui m'agace, c'est qu'au lieu de dire "ils sont gâtés, on leur donne tout ce qu'ils demandent", vos "psys" disent: ils sont dans le "manque du manque". Même si l'expression est prise chez Lacan, je me questionne sur elle: si on est dans le manque du manque, c'est qu'on est dans un manque, non? Et ça se sent très bien, on peut voir que ceux qui ont tout ou qui croient tout avoir éprouvent un vrai malaise, ils sentent eux-mêmes qu'il leur manque quelque chose, d'essentiel. A la limite ils sont plus près de sentir un certain manque, un certain manque d'être; ils le sentent plus que ceux qui ont des manques précis, qui croient que ce qui leur manque c'est ceci ou cela. Vous voyez? Bref quand on est dans le manque d'être, c'est un vrai manque, même s'il n'a pas toute la clarté et tous les aspects pratiques du manque d'avoir. -Bon, admettons, ça fait quand même plus classe de dire qu'on est dans le manque du manque… -Vous avez tort de prendre ces choses à la légère. Parce que votre "psy-pédiatre", il en tire des conséquences, lui, et pratiques. -Ah bon? (Il commençait à m'énerver, qui surfais sur un roman policier.) -Eh bien il conseille aux mères de réintroduire le manque, dès le nourrissage des bébés! Ecoutez ça: "Une simple modification du nourrissage des bébés pourrait à elle seule habituer les mères à frustrer - sans danger ni gravité - leur enfant et à lui conférer cette conscience du temps et du manque dont il a un besoin vital." Vous voyez ça? Qu'une mère soit très occupée et dise à son bébé qui braille: "J'arrive, un moment!", ça se comprend, mais qu'elle lui organise une attente spéciale, qu'elle tarde à lui donner le sein ou le biberon pour qu'il apprenne à attendre, pour qu'il apprenne le manque et le temps, je trouve ça grotesque. D'autant que votre toubib a passé tout son article à vitupérer contre la tentation des mères à la toute-puissance. Et voilà que ce qu'il leur propose c'est une façon de l'exercer tranquillement, la toute-puissance, avec un bon alibi pédagogique.
Je déposai mon roman et pris le parti de m'abandonner quelques instants à la brise et au soleil et de somnoler en l'écoutant. Car il semblait intarissable:
-"Alors qu'est-ce qui peut amener un homme sensé à aboutir ainsi à la toute-puissance des mères, alors qu'il a passé tout son article et peut-être tout son temps à mettre en garde contre ce risque de toute-puissance, et encore avec des vues qui elles aussi frôlent le grotesque: le père doit interrompre les duos mère-enfant en appelant la mère au rapport sexuel, donc à une autre jouissance que celle de mère. Je me dis qu'il doit l'appeler souvent, s'il veut vraiment interrompre ce duo qui, lui, se déroule toute la journée, et qui remplit le quotidien. Sans vouloir jouer au "psy", je dirais bien que cette toute-puissance de la mère lui revient, à ce "pédiatre en retraite", comme un retour du refoulé: comme s'il avait passé sa vie à combattre la toute-puissance de sa mère à lui, pour finir par craquer, par s'incliner, et même par apporter à la mère le moyen de l'exercer. Moyen grossier et d'ailleurs vieux comme le monde: c'est comme ça je suppose qu'on fabrique des enfants jaloux, très violents, qui en veulent à la mère de dépendre à ce point d'elle pour se nourrir, surtout si elle joue à les faire attendre.
"En l'écoutant, je me demande si tous ces "psys" qui occupent le devant de la scène et nous assourdissent de leurs refrains, toujours les mêmes, - séparation d'avec la mère, place du tiers, place du père… - je me demande s'ils n'ont pas trop arrangé leur partition. Leur ritournelle, qu'ils répètent jusqu'à la nausée, est à côté de la plaque: dans la vie, ce dont souffrent les enfants et les jeunes, c'est rarement de fusionner avec la mère ou de manquer de manque, ou de manquer de père…, c'est plutôt d'avoir devant eux des adultes (dont le père) qui ont du mal à tenir debout, et qui (se) le cachent, ou qui transfèrent leur désarroi et leurs symptômes sur le dos des enfants, ou des "ados", qui ont bon dos.
Bien sûr, un enfant souffre, il a mal à sa mère ou à son père ou à leur couple, ou aux copains, ou à l'école… Et on ne peut pas tout arranger pour que les jeunes n'aient jamais mal quand ils butent sur ces choses. Certes, il y a toujours moyen d'atténuer le mal, mais je doute que ces grosses ficelles y parviennent. D'autant que, pour ce qui est du père, ils sont un peu perdus: il y a le père réel, le père symbolique, le père fonctionnel, le père imaginaire, le père mère-poule, le père idéal… on s'y perd. On veut même y ajouter le "père génétique", ils veulent le "prendre en compte", celui qui a donné du sperme et qui, lui, n'en a rien à faire du môme qui en résulte. Et à ce môme on veut lui coller ce père en plus, pour qu'il puisse le pister, le retrouver, le "questionner" (qu'est-ce que tu as senti quand tu m'as éjaculé?...) C'est poignant, on dirait que ces "psys" voudraient capter le symbolique. Forcément ils échouent, car ils roulent sur un faux cliché: c'est que la mère donne la vie et le père donne la "parole", la "loi"… Ce schéma qui est faux. C'est le couple parental qui transmet de quoi "passer", de quoi aider l'enfant à passer entre les deux. Et ce qui fait mal c'est quand de ce côté ça ne passe pas. C'est là qu'une parole forte et juste peut ouvrir le passage. En général, le père s'exprime l, dans toute sa simplicité: un père c'est celui qui se fait reconnaître comme tel à l'enfant et à la mère, moyennant quoi son rôle ingrat sera de dire des paroles qui permettent à l'enfant d'y prendre appui et plus tard d'aller au-delà (quitte à prendre le père d'un peu haut). Et s'il y a un symptôme trop lourd du côté d'un parent ou de l'autre ou de l'entre-deux, c'est l'enfant qui paie, pourvu qu'il ait les moyens, qu'il ait l'énergie disponible. En tout cas, je doute que la parole forte vienne de ces faiseurs, ou plutôt, si elle vient d'eux elle peut aussi venir de n'importe qui. Et ces recettes n'y aident pas. Il m'interrompit, comme s'il m'avait entendu:
"Je suis pour qu'on les ignore, tant pis si ça fait un manque à gagner à tous ces "psys". D'ailleurs c'est souvent de simples toubibs mais qui ont avalé assez de "psy" pour s'autoriser, comme ils disent, à l'exercer sur leurs patients.
Sur ce, une amie qui bronzait près de nous se dresse et raconte qu'une fois elle avait mené à ce même pédiatre - le médiatique Aldo Naouri - son petit garçon qui "faisait" de l'eczéma. Elle y alla avec le père (surtout pas l'écarter, celui-là), et au lieu de conseil ou de traitement, le docteur a pris un air grave: "Qui de vous deux lui a choisi ce prénom, Jérémie?" -Ben, ch'é pas, on l'a appelé comme ça, on voulait. -Et les Lamentations de Jérémie, ça vous dit quelque chose? -Euh… un peu, vaguement. -Jérémie, chère madame, c'est celui qui se plaint, c'est la plainte!" Ils abrégèrent l'entretien, et plus tard l'eczéma s'en alla comme il était venu.
-Il ne manque pas d'air, ce type, conclut la femme.
-Non, dit mon voisin prolixe, il manque du manque d'air.
P.S. Je viens d'entendre une émission radio sur le père - qui perd de son autorité, et on se demande d'où il la tenait, etc…, et on rappelle que, pour Lacan, le père c'est la religion (c’est-à-dire le christianisme qui est bel et bien la religion du père; le judaïsme étant celle de l'être - Yahvé et l'islam étant celle de frères qui se rassemblent dans la Oumma). Le dialogue roulait sur ce qui spécifie le père: c'est la parole dit le chrétien, imbibé de "psy", c'est que le père incarne une "parole d'appel". Et la mère alors, elle n'appelle pas? Et qui doit transmettre la transcendance? dit l'un. Et pourquoi de la transcendance riposte l'autre. Bref beaucoup de confusion dont il ne reste pas grand-chose.
Le repère simple que je développe ailleurs c'est que les deux parents transmettent ce brin symbolique que j'appelle l'entre-deux: leur entre-deux comme lieu de passage pour l'enfant. S'il n'a pas pu passer, s'il a dû prendre par exemple le parti de l'un ou l'autre, il est mal parti. L'entre-deux est l'élément symbolique qui se transmet par le lien entre les deux parents. Bien évidemment chacun des deux y a sa part singulière mais l'essentiel c'est l'espace de jeu entre les deux, où chacun donne du corps et de la parole, différemment. La transcendance c'est ce qui fait de cet entre-deux l'élément vivant d'une transmission qui le précède, le traverse et le dépasse, la transmission d'être. Il n'y a pas d'autre transcendance que le rapport à l'être. Mais tout cela nous mènerait trop loin. Arrêtons là pour l'instant.
Daniel Sibony
Daniel Sibony, psychanalyste, écrivain ; auteur d'un livre violence paru au Seuil en 1998. Dernier ouvrage paru: Fous de l'origine. Journal d'Intifada (Seuil). A paraître à la rentrée: Créations. Essai du l'art contemporain.
Peut-être vaut-il la peine de poser quelques questions quant aux remous sur les religions et l'athéisme qu'on nous a offert le battage médiatique autour d'un livre qui s'en prend aux monothéismes (de M. Onfray), bizarrement médiocre:
1°/ Car enfin, mis à part la critique faite par Nietzsche ou Freud ("la religion est une névrose"), qu'il reprend ou plutôt plagie, sans se demander un instant sur quoi cette critique a buté et pourquoi elle ne suffit pas, le reste est atterrant d'ignorance et d'illogisme. Par exemple:
S'en prendre à Dieu parce qu'en son nom deux ennemis peuvent s'affronter, n'est-ce pas plutôt la preuve qu'il n'est pas la cause mais qu'il est pris comme instrument? et que la cause est plutôt la bêtise humaine qui a besoin, dans sa rage d'instrumenter le divin? En outre, si des gens, ennemis, ne peuvent pas chacun invoquer Dieu, à quoi servirait-il? N'y a-t-il pas dans ce reproche la nostalgie d'un Dieu qui serait la Vérité absolue devant laquelle tous s'inclineraient? sauf les menteurs, c’est-à-dire les autres? Mais n'est-ce pas ce Dieu-là qu'exaltent ou dont rêvent les fanatismes? En réalité, si deux ennemis invoquent le même Dieu quand ils se battent, cela confirme bien que Dieu et la religion servent plus de repères identitaires que de convictions ou de pensée précise sur lesquelles on se battrait.
Et si l'auteur oppose au Ciel "la terre, l'autre nom de la vie, si la vie s'appelle "terre", ne voit-on pas que pour un bout de terre les hommes s'entretuent? En outre, croit-on vraiment que les religieux ne voient que le ciel? et ne jouissent pas des plaisirs terrestres - chair, sexe, vin, rêves et passions?
Notre auteur désespère de voir que les croyants "préfèrent les fictions apaisantes des enfants aux certitudes cruelles des adultes". Mais les fictions de la Bible sont-elles vraiment "apaisantes"? S'il les avait lues, il aurait vu qu'elles offrent à satiété "le dévoilement de la cruauté du réel" qu'il réclame, et un peu plus.
Quand à ceux qui aiment le Livre et pour qui il a "compassion" et "colère", ils peuvent à leur tour compatir à sa naïveté puisqu'il leur assure qu'"une introspection bien menée [?] obtient le recul des songes et des délires dont se nourrissent les dieux" et qu'"un bon usage de son entendement (…), de son intelligence (…) permet d'obtenir le recul des fantômes". Mais vont-ils s'engouffrer dans cette route du bonheur qu'il leur ouvre?
En tout cas, il "ose": "Postulons plutôt l'inexistence de Dieu"; mais il court après Dieu pour lui dire qu'il n'y croit pas… Et il lance plus: "On attend encore les preuves. Mais qui pourra les donner?" Or si Dieu est non pas une "fiction", comme il le dit, mais une fonction, et qui semble fonctionner fort, n'est-il pas aussi bête de vouloir prouver qu'il existe que de vouloir prouver le contraire? Et s'il est une fiction, on peut voir qu'elle a eu de tels effets de réalité qu'elle dépasse toutes fictions.
Et y a-t-il vraiment plus d'imposteurs chez les religieux que chez les athées? N'est-il pas clair que religieux et athées se détestent souvent parce qu'ils se ressemblent? au moins sur un point: c'est qu'ils détiennent la vérité? En témoigne notre auteur, qui s'octroie l'aspect "solaire, affirmateur, positif, libre, fort [cela sent son Nietzsche scolaire] de l'individu installé au-delà de la pensée magique et des fables…"
En fait de "fable", citons-en une qui prouve, selon lui, que les religions veulent "en finir avec les femmes" (?) car elles ont "la haine des femmes"; c'est l'histoire d'Eve dans la Bible: c'est elle qui détourne "Adam, l'imbécile, [qui] se satisfait d'obéir et de se soumettre. Quand le serpent parle - normal, tous les serpents parlent… - il s'adresse à la femme…" L'auteur ignore donc la métaphore et le symbole. Les scribes de la Bible, eux, ont suggéré que le serpent de la jalousie a parlé dans cette femme, jalouse de Dieu. Et comme ce fait clinique avéré - cette jalousie - se transmet depuis toujours, l'histoire d'Eve et du serpent se transmet aussi, via des gens qui ne sont pas aussi sots que notre auteur les suppose, lui qui ajoute que "Dieu n'aime pas le planning familial", confondant Dieu et le Pape; et que la Bible "empêche tout ce qu'elle ne contient pas", la confondant avec l'Eglise de l'Inquisition. Au fond, si les humains n'avaient aucun sens du symbole, s'ils étaient des êtres purement "naturels", avec les problèmes que poseraient leurs déchaînements narcissiques, notre auteur hédoniste aurait raison.
Mais son livre a un intérêt clinique: il montre, par l'exemple de son auteur, que du naïf au pervers en passant par l'ignorant, cela circule très bien. En revanche, sur le fond, cette tellement faible qu'on se demande si ce n'est pas le Dieu du Livre (ou les Dieux des monothéismes - car ils n'ont pas vraiment le même) qui, agacé par ses fidèles un peu obtus, suscite chez ses ennemis des attaques lamentables, juste pour les voir tomber très bas; pour que ceux qui combattent l'idée de Dieu, témoignent du besoin qu'ils en ont, sous une forme encore plus tyrannique.
Car notre auteur va jusqu'à imputer la blessure intrinsèque de l'humain à… Dieu: "A force de se trouver entre ces deux instances contradictoires [Ciel et Terre], il se crée une béance de l'être, une blessure ontologique impossible à refermer". Mais faut-il qu'elle se referme? N'est-ce pas avec cette faille entre l'être et ce-qui-est, que les gens vivent, bougent, désirent? Etrange que la faille ontologique intrinsèque à l'humain (quand il ne se prend pas pour Dieu) soit imputée à l'écart entre ciel et terre. Mais bon.
2°/ Une autre question se pose. Pourquoi, alors qu'on vient de commémorer Auschwitz, un auteur sûrement honnête (mais sans plus) et sûrement pas antisémite, reprenne, comme en état second, le refrain antisémite banal: les Juifs nous ont apporté le mal: ils ont "inventé le monothéisme", "perpétré le premier génocide", inventé avec leur Dieu la "guerre totale"; ils se posent en "peuple élu" [reproche très original] et au lieu de "dénoncer" leur Bible comme relevant "des fictions préhistoriques dangereuses au plus haut point car criminelles", ils continuent à concevoir le monde "à partir de ces textes qui invitent à la boucherie généralisée" (sic). L'implication est claire: ils n'ont eu, après tout, que ce qu'ils méritent: un génocide, un vrai. L'auteur n'a pas à endosser l'implication, elle s'impose d'elle-même. Et il martèle: "la Torah invente l'inégalité éthique, ontologique et métaphysique des races"; ajoutant que le "Ne tue pas" du Décalogue signifie pour lui: "toi, juif, tu ne tueras pas de juifs [mais] tu peux tuer les autres, les non-juifs". Là, on croit entendre du Dieudonné.
Il est vrai que "les Juifs" ont fait des choses impardonnables: ils ont apporté Dieu, ils l'ont élu les premiers (c'est le sens très simple de "peuple élu", pour des gens un peu rationnels), et ils ont écrit un Livre avec un culot énorme: raconter leur histoire sans l'édulcorer. Notamment, ils répercutent le cri de guerre de tous les temps: en finir avec l'ennemi et que Dieu nous aide! Et aujourd'hui on le lit avec nos yeux d'humanistes larmoyants: Ils ont dit ça? Les cruels! En finir avec l'ennemi! Mais ils n'ont pas de cœur! En fait, aucune des deux parties n'a été effacée: la preuve, il y eut tout le temps des guerres là-bas, en "terre promise", comme aujourd'hui. Soit dit en passant, "les Palestiniens" ne figurent pas dans la Bible parmi les peuples à effacer, contrairement à ce que dit Onfray - comme pour mieux actualiser la vindicte antijuive millénaire.
Il est vrai que l'optique hédoniste, plus ou moins narcissique, en voudra toujours aux Juifs d'avoir apporté cette chose bizarre, "Dieu". Mais le plus drôle, c'est que les parleurs anti-Dieu laissent clairement entendre que si Dieu était comme ceci ou n'avait pas dit cela, alors ils y croiraient. Bref, si Dieu était plus est à leur image, ils seraient prêts à l'adorer (car ils sont adorables). Une variante de la même idée se retrouve chez ceux qui ont cessé de "croire": si Dieu a "permis" telle horreur, s'il n'est pas là où on ils l'attendaient, alors ils le débranchent, et il est réduit à rien. Narcisses touchants, froissés par l'inconduite de Dieu.
Pourtant, l'idée monothéiste est d'une terrible simplicité: l'être est Un, il est parlant, ou plutôt "c'est parlant", à ceux qui savent entendre, ça a parlé dans une parole qui s'est transmise et qui questionne, pour chacun, son rapport à l'être. L'histoire de cette transmission multiple révèle une violence déjà là: par exemple, qu'on n'ait pas pu se partager cette idée, mais qu'on l'ait alignée, hiérarchisée, les suivants ne voulant qu'arracher Dieu aux précédents, - voilà qui répète une tare humaine essentielle: l'impuissance à se partager l'être, le vide, le possible, sans imputer à l'autre nos impuissances.
Et curieusement, cette idée n'a pu se transmettre sans que ses ennemis lui imputent les malheurs du monde, alors qu'ils prennent eux-mêmes leur juste part dans l'arrivage de ces malheurs.
Deux autres questions:
3°/ Pourquoi n'y a-t-il pas de débat où l'on mette devant cet auteur des gens qui connaissent les trois religions, et ont écrit là-dessus des choses précises, documentées? Comme si le "vrai débat" était toujours pour plus tard, et qu'il était plus excitant de touiller la confusion jusqu'au vertige?
4°/ La question du succès de ce livre, qui galope dans les ventes est en revanche plus simple: il y a une curiosité et une générosité instinctives du public, qui cherche à voir: il applaudit même des auteurs qui osent dire toutes les bêtises que lui ne peut pas se permettre de dire, pas plus que les auteurs exigeants. (Rappelons-nous qu'un livre qui a nié la chute des deux Tours de New-York fut vendu à trois cent mille exemplaires.) Il y a comme une reconnaissance naïve du public envers ceux qui osent nier la réalité, même à la légère, pour "rien", parce que lui le public ne peut pas la nier, il lui en coûterait trop cher, il se ferait taper sur les doigts.
Daniel Sibony
Beaucoup se sont étonnés de l'ampleur prise par les commémorations d'Auschwitz. Certes, c'était le 60ème anniversaire, la solennité de la décade; ce ne sera pas pareil au 63ème, par exemple. Et puis, un homme qui serait né à cette libération prendrait aujourd'hui sa retraite et aurait de quoi réfléchir. Sur quoi? Sur ce qu'on peut faire à des humains? Mais ce qui m'étonne souvent dans toutes ces évocations, c'est l'étonnement: "Comment a-t-on pu faire ça à des humains? Oui, par exemple, arracher les bébés à leur mère, les jeter en tas et faire passer la pelleteuse...
Or dans cet étonnement, on oublie l'essentiel: c'était des Juifs, et pour les nazis ou leurs collaborateurs, les Juifs n'étaient pas des humains. C'était autre chose. Du reste, ceux-là même qui les ont ainsi traités, traitaient décemment leurs bêtes ou d'autres hommes qu'ils jugeaient inférieurs. Mais pour les Juifs, c'était l'extermination systématique, c’est-à-dire la traque du dernier Juif qui, refermant sur lui la porte de la chambre à gaz, la fermerait du même coup sur tous les corps qui répondent au nom "Juif". Et cette traque était sous le signe du fait que les Juifs, ce n'est vraiment pas des humains. (Remarquons au passage que la Révolution française de 1789, dont la belle Déclaration des Droits de l'homme ne laissait en principe nulle équivoque: "Tous les hommes naissent libres et égaux" - a mis deux ans à reconnaître les Juifs, comme "hommes". C'était pour des raisons financières: ils payaient des impôts spéciaux, et les reconnaître "hommes" de plein droit aurait supprimé trop de recettes.)
Mais revenons à cette Extermination. Si l'on fait d'Auschwitz, comme c'est le cas, le haut lieu du crime contre l'Humain, contre l'Humanité, outre que cela suscite à terme l'agacement d'autres humains qui ont aussi leur catastrophe (car il y a une jalousie du malheur), on manque la spécificité de cette extermination qui visait les Juifs en tant qu'ils seraient aux limites de l'humain; au bord, à la frontière avec… quoi? avec le monstrueux? le diabolique? le sous-humain? le sur-humain? (Ces traits, curieusement, renvoient au divin, en négatif.)
Notre recherche sur ce thème suggère une hypothèse: les Juifs, en apportant Dieu, (qu'ils ont découvert ou inventé, peu importe peu ici), se sont trouvés identifiés à des sortes d'intermédiaires, d'intercesseurs entre les humains et le divin. Tout se passe comme si, en cas de manque, d'échec, de ratage, on devait faire passer par eux l'offrande expiatoire, le sacrifice salvateur, le don nécessaire au rachat. Peu à peu, on a fini par les prendre pour responsables du fait qu'il faut se racheter, donc les responsables du manque, les fauteurs de l'échec et de la crise puisque, consciemment ou pas, le sacrifice réparateur passait par eux. La flambée nazie les a visés tout spécialement pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de rachat périodique; pour n'avoir plus sous les yeux des êtres qui, rappelant l'échec et l'exigence d'un sacrifice réparateur, semblent être la cause de cet échec. Hitler avait dit: "il faut tuer le Juif qui est en nous"; a fortiori, celui qui, hors de nous, rappelle le Juif en nous. Le nazisme a fait d'eux les objets même du sacrifice réparateur, de l'Holocauste définitif.
Faute d'aborder cette question: "Pourquoi les Juifs? Pourquoi l'extermination fut élaborée pour eux?" - on en reste à l'étonnement, parfois complaisant, sur le thème: "Mais comment peut-on oublier qu'on a devant soi des humains?" Or ce n'était pas un oubli, c'était une décision.
Et de vouloir l'ignorer, produit de curieux effets. Par exemple, j'ai lu dans un journal un grand article sur un rescapé d'Auschwitz "qui a eu de la chance, tout simplement". A aucun moment il n'est dit qu'il est Juif. L'article réussit à exprimer de la compassion tout en effaçant ce pour quoi l'homme a souffert: on le rétablit comme homme en l'effaçant comme Juif. La compassion maintient la haine qui a visé son effacement. N'est-ce pas là une prouesse psychologique? Mais il est vrai qu'elle s'atténue et qu'on admet de plus en plus que c'était "en tant que Juifs" qu'ils furent déportés ou gazés. Mais la question du pourquoi gênera encore longtemps.
Et parfois légitimement. Car déjà pour certains Juifs, notamment pour ceux qui ne tiennent leur judéité que de la Shoah, cette question doit rester un mystère: l'éclairer ou l'expliquer c'est proprement sacrilège, c'est réduire à une parole, à une parole descriptive, rien de moins que leur origine, leur ancrage identitaire. C'est aussi sacrilège que si l'on montrait à des croyants une photo de leur Dieu, ou à d'autre un scanner de leur transcendance.
On doit respecter cette exigence de mystère. Et en même temps, le besoin de comprendre ou de penser la chose est irrésistible, et lui aussi légitime chez ceux qui l'éprouvent. D'autant qu'on voit bien en quel sens les Juifs morts ne font problème à personne et que le mystère "insupportable" de leur effacement nourrit beaucoup de monde. C'est pourquoi, on s'en doute, la question est complexe: il faut respecter le mystère et en même temps le désir de voir plus loin; il faut commémorer et en même temps penser au-delà de la mémoire.
Du reste, cette commémoration a eu des effets positifs. D'abord on dirait que ses promoteurs ont été débordés par l'énormité de l'horreur toujours nouvelle, inépuisable; et l'énormité de l'ignorance: beaucoup ne savaient pas, ou ne savaient qu'une infime partie de la chose. D'autres ne veulent pas savoir, pas seulement les négationnistes: beaucoup, dans la mouvance islamiste, n'aiment pas l'idée que cela pourrait donner un "plus" à l'Etat juif, un semblant de justification. Comme si cet Etat était dû à la Shoah. Or Israël est dû à la transmission millénaire d'une parole juive sur cette terre, parole qui est passée à l'acte bien avant la Shoah; laquelle a été un catalyseur, certes essentiel.
Cela dit, il serait bon de rappeler que "les Juifs" ont apporté au monde autre chose que le risque d'être anéantis, ou longuement persécutés. Les réduire à être la cible d'une haine condamnable serait manquer l'essentiel. En étant pris comme symboles de cette frontière que nous évoquions entre humain et divin, ils ont en fait apporté une identité instable, entre-deux, impossible à définir et à cadrer, mais qui se maintient à travers ses ratages. Bref, une non-identité, tant elle a de "fuites", de béances, de contradictions; ce qui est le propre des humains réels et non pas idéaux. Cette non-identité symbolise ce par quoi les manques et les ratages qu'il y a dans toute identité, subjective ou collective, peuvent y être facteurs de vie et non pas causes de rancœur, de jalousie, de mortification. "Les Juifs" témoignent, souvent malgré eux (car beaucoup d'entre eux voudraient en finir avec cette histoire, mais elle leur revient), ils témoignent de tout ce qui, malgré nous, sur le mode inconscient, nous appelle à voir plus loin que nos identifications. En ce sens, la non-identité juive (puisqu'elle est indéfinissable) oppose un acte de vie aux identités qui se veulent pleines, définies et sans manque. Elle semble leur dire: "Vous n'avez pas besoin de cette plénitude pour vivre; au contraire, le manque vous est nécessaire, mais ne l'imputez pas aux autres".
Pour ma part, je suis souvent impressionné par cette idée que les pays d'Europe qui ont laissé faire sur leur sol cette chose inouïe qui est de déporter des femmes et des enfants pour les gazer, ces pays sont poursuivis jusqu'à nos jours par une sorte de malédiction: leur politique semble marquée par de curieux manques de courage voire de dignité, alors même que les hommes qui les promeuvent ne sont pas moins dignes que d'autres. C'est là une étrangeté qui n'est pas simple à éclairer.
Dernier détail: on a pu entendre, dans le flot des discours, qu'ici "personne ne savait ce qui se passait", mais que les Américains, eux, savaient. (Les Polonais, quand même un peu? et les Allemands?) Mais l'idée est intéressante. En tout cas, imaginez les deux hommes qui se sont évadés d'Auschwitz, prouesse surhumaine, allaient-ils venir alerter l'Etat français qui déportait les Juifs? Non. Ils sont donc allés parler aux Anglo-américains, dont les chefs, hélas, ont imposé cette idée à la fois juste et stupide: "le but est de vaincre l'Allemagne donc tout acte qui ne va pas vers ce but est à proscrire. Donc on ne bombarde pas les chambres à gaz, ni les voies ferrées qui y mènent". Cela aurait pourtant empêché l'arrivage et le gazage de presque un million de Hongrois in extremis. Or, vaincre l'Allemagne n'avait-il pas pour but d'arrêter le massacre? Cette action militaire qu'ils ont rejetée ne faisait-elle pas partie du but?
Un mot sur le silence du monde islamique dans cette commémoration. En principe, ce silence ou cette distance sont justifiées: c'est l'affaire de l'Europe, c'est son histoire avec les Juifs, ça ne nous regarde pas. Nous n'avons quant à nous jamais cherché à les faire disparaître.
Or les Juifs ont "disparu" du monde arabo-musulman. On a donc là un exemple de disparition pacifique, quasi-totale. Elle a eu lieu depuis que l'idée de leur souveraineté s'est exprimée, à travers la résurgence d'un Etat juif. Depuis cette résurgence, leur présence dans les pays islamiques était devenue peu à peu impossible (sauf quelques restes au Maroc et en Turquie, rappelant une présence naguère massive). Cette disparition, officiellement, s'explique par la mauvaise conduite de l'Etat hébreu. Nous avons montré ailleurs que l'existence même d'un Etat juif semble être une mauvaise conduite, de la part d'un peuple dont le Coran a réglé la question une fois pour toutes: les Juifs authentiques sont ceux qui se "soumettent", c’est-à-dire qui sont musulmans; les autres sont des ennemis, surtout s'ils soutiennent un Etat "colonial".
D.S.
Beaucoup se sont étonnés de l'ampleur prise par les commémorations d'Auschwitz. Certes, c'était le 60ème anniversaire, la solennité de la décade; ce ne sera pas pareil au 63ème, par exemple. Et puis, un homme qui serait né à cette libération prendrait aujourd'hui sa retraite et aurait de quoi réfléchir. Sur quoi? Sur ce qu'on peut faire à des humains? Mais ce qui m'étonne souvent dans toutes ces évocations, c'est l'étonnement: "Comment a-t-on pu faire ça à des humains? Oui, par exemple, arracher les bébés à leur mère, les jeter en tas et faire passer la pelleteuse...
Or dans cet étonnement, on oublie l'essentiel: c'était des Juifs, et pour les nazis ou leurs collaborateurs, les Juifs n'étaient pas des humains. C'était autre chose. Du reste, ceux-là même qui les ont ainsi traités, traitaient décemment leurs bêtes ou d'autres hommes qu'ils jugeaient inférieurs. Mais pour les Juifs, c'était l'extermination systématique, c’est-à-dire la traque du dernier Juif qui, refermant sur lui la porte de la chambre à gaz, la fermerait du même coup sur tous les corps qui répondent au nom "Juif". Et cette traque était sous le signe du fait que les Juifs, ce n'est vraiment pas des humains. (Remarquons au passage que la Révolution française de 1789, dont la belle Déclaration des Droits de l'homme ne laissait en principe nulle équivoque: "Tous les hommes naissent libres et égaux" - a mis deux ans à reconnaître les Juifs, comme "hommes". C'était pour des raisons financières: ils payaient des impôts spéciaux, et les reconnaître "hommes" de plein droit aurait supprimé trop de recettes.)
Mais revenons à cette Extermination. Si l'on fait d'Auschwitz, comme c'est le cas, le haut lieu du crime contre l'Humain, contre l'Humanité, outre que cela suscite à terme l'agacement d'autres humains qui ont aussi leur catastrophe (car il y a une jalousie du malheur), on manque la spécificité de cette extermination qui visait les Juifs en tant qu'ils seraient aux limites de l'humain; au bord, à la frontière avec… quoi? avec le monstrueux? le diabolique? le sous-humain? le sur-humain? (Ces traits, curieusement, renvoient au divin, en négatif.)
Notre recherche sur ce thème suggère une hypothèse: les Juifs, en apportant Dieu, (qu'ils ont découvert ou inventé, peu importe peu ici), se sont trouvés identifiés à des sortes d'intermédiaires, d'intercesseurs entre les humains et le divin. Tout se passe comme si, en cas de manque, d'échec, de ratage, on devait faire passer par eux l'offrande expiatoire, le sacrifice salvateur, le don nécessaire au rachat. Peu à peu, on a fini par les prendre pour responsables du fait qu'il faut se racheter, donc les responsables du manque, les fauteurs de l'échec et de la crise puisque, consciemment ou pas, le sacrifice réparateur passait par eux. La flambée nazie les a visés tout spécialement pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de rachat périodique; pour n'avoir plus sous les yeux des êtres qui, rappelant l'échec et l'exigence d'un sacrifice réparateur, semblent être la cause de cet échec. Hitler avait dit: "il faut tuer le Juif qui est en nous"; a fortiori, celui qui, hors de nous, rappelle le Juif en nous. Le nazisme a fait d'eux les objets même du sacrifice réparateur, de l'Holocauste définitif.
Faute d'aborder cette question: "Pourquoi les Juifs? Pourquoi l'extermination fut élaborée pour eux?" - on en reste à l'étonnement, parfois complaisant, sur le thème: "Mais comment peut-on oublier qu'on a devant soi des humains?" Or ce n'était pas un oubli, c'était une décision.
Et de vouloir l'ignorer, produit de curieux effets. J'ai lu dans un journal un grand article sur un rescapé d'Auschwitz "qui a eu de la chance, tout simplement". A aucun moment il n'est dit qu'il est Juif. L'article réussit à exprimer de la compassion tout en effaçant ce pour quoi l'homme a souffert: on le rétablit comme homme en l'effaçant comme Juif. La compassion maintient la haine qui a visé son effacement. N'est-ce pas là une prouesse psychologique?
Et pourtant, cette commémoration a des effets positifs. D'abord on dirait que ses promoteurs ont été débordés par l'énormité de l'horreur toujours nouvelle, inépuisable; et l'énormité de l'ignorance: beaucoup ne savaient pas, ou ne savaient qu'une infime partie de la chose. D'autres ne veulent pas savoir, pas seulement les négationnistes: beaucoup, dans la mouvance islamiste, n'aiment pas l'idée que cela pourrait donner un "plus" à l'Etat juif, un semblant de justification. Comme si cet Etat était dû à la Shoah. Or Israël est dû à la transmission millénaire d'une parole juive sur cette terre, parole qui est passée à l'acte bien avant la Shoah; laquelle a été un catalyseur, certes essentiel.
Cela dit, il serait bon de rappeler que "les Juifs" ont apporté au monde autre chose que le risque d'être anéantis, ou longuement persécutés. Les réduire à être la cible d'une haine condamnable serait manquer l'essentiel. En étant pris comme symboles de cette frontière que nous évoquions entre humain et divin, ils ont en fait apporté une identité instable, entre-deux, impossible à définir et à cadrer, mais qui se maintient à travers ses ratages. Bref, une non-identité, tant elle a de "fuites", de béances, de contradictions; ce qui est le propre des humains réels et non pas idéaux. Cette non-identité symbolise ce par quoi les manques et les ratages qu'il y a dans toute identité, subjective ou collective, peuvent y être facteurs de vie et non pas causes de rancœur, de jalousie, de mortification. "Les Juifs" témoignent, souvent malgré eux (car beaucoup d'entre eux voudraient en finir avec cette histoire, mais elle leur revient), ils témoignent de tout ce qui, malgré nous, sur le mode inconscient, nous appelle à voir plus loin que nos identifications. En ce sens, la non-identité juive (puisqu'elle est indéfinissable) oppose un acte de vie aux identités qui se veulent pleines, définies et sans manque. Elle semble leur dire: "Vous n'avez pas besoin de cette plénitude pour vivre; au contraire, le manque vous est nécessaire, mais ne l'imputez pas aux autres".
Dernier détail: on a pu entendre, dans le flot des discours, qu'ici "personne ne savait ce qui se passait", mais que les Américains, eux, savaient. (Les Polonais, quand même un peu? et les Allemands?) Mais l'idée est intéressante. En tout cas, imaginez les deux hommes qui se sont évadés d'Auschwitz, prouesse surhumaine, allaient-ils venir alerter l'Etat français qui déportait les Juifs? Non. Ils sont donc allés parler aux Anglo-américains, dont les chefs, hélas, ont imposé cette idée à la fois juste et stupide: "le but est de vaincre l'Allemagne donc tout acte qui ne va pas vers ce but est à proscrire. Donc on ne bombarde pas les chambres à gaz, ni les voies ferrées qui y mènent". Cela aurait pourtant empêché l'arrivage et le gazage de presque un million de Hongrois in extremis. Or, vaincre l'Allemagne n'avait-il pas pour but d'arrêter le massacre? Cette action militaire qu'ils ont rejetée ne faisait-elle pas partie du but?
Un mot sur le silence du monde islamique sur cette commémoration. En principe, ce silence ou cette distance sont justifiées: c'est l'affaire de l'Europe, c'est son histoire avec les Juifs, ça ne nous regarde pas. Nous n'avons quant à nous jamais cherché à les faire disparaître.
Et c'est vrai. Le problème c'est que les Juifs ont "disparu" du monde arabo-musulman; depuis que l'idée de leur souveraineté s'est exprimée, à travers la résurgence d'un Etat juif. Depuis, leur vie dans les pays arabo-musulmans est devenue impossible (sauf quelques restes au Maroc et en Turquie, rappelant une présence naguère massive). Cette disparition, officiellement, s'explique par la mauvaise conduite de l'Etat hébreux. Nous avons montré ailleurs que l'existence même d'un Etat juif semble être une mauvaise conduite, de la part d'un peuple dont le Coran a réglé la question une fois pour toutes: les Juifs authentiques sont ceux qui se "soumettent", c’est-à-dire qui sont musulmans; les autres sont des pervers.
On réapprend bien des choses essentielles à l'occasion de nos problèmes de société - comme la variété des incestes, la question du mariage homo, et autres sujets "pré-o-cu-pants"… Sans entamer le mérite des experts qui arpentent le terrain, notamment des anthropologues qui nous classifient les incestes, on peut rappeler que la vieille Bible en donne un large éventail, la fameuse Loi de Moïse (qui fut interdite de lecture dans l'Occident catholique pendant des siècles, au motif que, puisqu'on avait la "grâce", pourquoi mieux connaître la loi dite symbolique?). On y trouve donc (Lévitique XVIII) un répertoire des interdits de l'inceste, bien au-delà du père et de la mère. Bien sûr, "Ne dévoile pas la nudité de ton père et de ta mère", mais aussi celle de ta demi-sœur, "celle de la fille de ton fils ou de ta fille, de la fille de la femme de ton père" et aussi "la nudité de ton oncle ou de ta tante, ou de la femme de ton oncle", etc… L'intéressant est que dans la foulée (verset 17), on a ceci: Ne dévoile pas la nudité d'une femme et de sa fille, tu ne la dévoileras point. Autrement dit: on ne mélange pas les générations dans le rapport sexuel. On sait que la fille du coureur Anquetil fut évoquée récemment sur ce thème, fille qu'il a eue avec la fille de sa femme; et chacun a pu voir que la promotion de son livre (celui de la petite fille du coureur) tenait au fait que c'est un inceste, que c'est perçu comme tel, et qu'en même temps son auteure s'est employée à le dénier. (Aujourd'hui, les incestes vont de pair avec leur déni…).
On connaît là-dessus le discours "psy" standard: ces incestes (du deuxième ou troisième ordre…) sont nocifs parce qu'ils détruisent la "place du tiers"; disons qu'ils débilisent la relation et la parole. A quoi les réalistes peuvent rétorquer qu'ailleurs aussi, sans ces rapports incestueux, les rapports débiles peuvent régner. De fait, si le coureur Anquetil jouissait de la fille de sa femme, et l'empêchait d'être un tiers dans sa relation avec celle-ci, il n'en respectait pas moins le "tiers", par ailleurs; le tiers social notamment… De sorte que là où le discours "psy" standard croit donner la "vraie raison" de l'interdit de l'inceste, à savoir l'effacement du tiers, il ne dit en fait pas grand-chose; car cet interdit n'est simplement pas réductible aux raisons, mais relève d'un ancrage dans l'être et dans sa transmission.
Si j'évoque ces interdits, que d'aucuns après tout peuvent bien mettre au compte des bondieuseries, c'est pour pointer qu'ils sont présentés comme des lois de l'"être", des lois de vie: l'être humain a pour loi de se transmettre en tant qu'humain. Or voilà que le même texte, auquel on peut accorder, au moins un intérêt ethnologique -, dans la foulée de ces interdits, énonce: interdit de coucher avec un homme comme avec une femme. Ce qu'on peut entendre ainsi: que deux hommes se donnent mutuellement du plaisir, ça les regarde, mais on interdit que l'un d'eux se prenne (ou soit pris) pour une femme. C'est comme si le texte nous rappelait son principe de la "création": le genre humain émerge dans le monde, dans la vie, en tant qu'homme et que femme. Autrement dit, la première fois (toujours renouvelée) que l'humain prend pied dans la création, c’est-à-dire dans la transmission de la vie humaine, c'est en tant qu'homme et que femme. Donc, pas de couple symboliquement investi qui exclue la femme, ou l'homme. L'idée c'est que transmettre le genre humain, c'est renouveler sa création; or la création de l'humain veut qu'il soit homme et femme. Cette singularité, le texte y tient très fort.
Et voici qu'en parlant de tout cela, en groupe, un ado s'est écrié: "Mais c'est le mariage homo, cette histoire!" -"Chut! ont dit les adultes, il ne faut pas parler de ça, c'est casse-cou!" -L'ado insiste: "Pourquoi faut-il un mariage pour deux hommes ou pour deux femmes?" Un adulte répond: "Ils veulent avoir les mêmes droits que les autres!" L'ado réplique: "C'est comme si on disait que les Noirs doivent avoir le droit d'être blancs. Ils peuvent avoir les mêmes droits que les Blancs, mais pas le droit d'être blancs, puisqu'ils sont noirs. Les couples homos peuvent avoir les mêmes droits que les autres qui se marient, mais pas le droit d'être mariés. Pas le droit pour l'un des deux de jouer la femme s'il est homme ou de jouer l'homme s'il est femme. Ou alors qu'ils jouent à ça entre eux mais pourquoi la loi doit-elle entrer dans ce jeu?" L'adulte était soufflé. L'autre l'assaille: "Pourquoi, d'après toi, ils veulent le mariage? L'adulte s'esquive: "Certains le veulent, d'autres non. Ce qui est sûr, c'est que les politiques ne veulent pas paraître ringards en leur refusant ce droit."
-"Mais le mariage ce n'est pas un droit! dit l'ado, c'est une situation, une décision. Et on ne peut pas décider qu'on est une femme si on est un homme ou l'inverse. Et puis, tu ne répond pas à la question: pourquoi ceux qui le veulent, le veulent?"
Il m'a semblé que l'ado butait sur ceci: les homo, en étant homosexuels, [en faveur du "mariage gay"] s'opposent au couple de leurs parents; ce n'est pas seulement une différence, c'est une opposition, ils font opposition. Puis ils la font reconnaître, comme "différence", et après avoir marqué leur différence, ils veulent aussi la "différence" de l'autre, le mariage. Et voilà que l'autre, représenté par la loi, semble se sentir coupable envers eux (mais coupable de quoi?), et il est prêt à la leur donner, cette différence, incarnée par le mariage. Comme pour leur montrer à quel point il veut leur bonheur: qu'ils puissent choisir d'être "normaux" tout en étant homo.
Pour ma part, un autre aspect m'intéressait: l'effet de retour d'une telle mesure sur le mariage ordinaire. Pour l'instant, des gens affichent que: "Ma foi, pourquoi pas, le mariage pour les homo? Puisqu'ils le veulent, qu'est-ce que ça enlève aux autres?..." Comme si le symbole "mariage" appartenait aux gens mariés et qu'ils l'offraient aussi aux autres car ils sont généreux, sans préjugés.
Cela s'est déjà vu qu'on donne à une minorité un titre convoité, qu'on ne veut pas paraître se réserver, et une fois qu'elle l'a et qu'elle voit que cela ne résout pas son problème, elle voit qu'en un sens elle n'a rien, et que ce titre arraché à la culpabilité de l'autre (qui, lui, croyait l'avoir) n'a plus de valeur.
De fait, ce point obscur s'est éclairé: les mouvements homo[sexuels] (d'hommes ou de femmes) se posaient, socialement, comme libérés des conventions; et voilà qu'ils les revendiquent: comme si d'avoir en main "sa différence" et celle de l'autre l'emportait soudain sur le reste, sur tout progrès personnel ou social. Sont en jeu le fantasme d'être approuvé par la loi qu'on transgresse; le fantasme de l'avoir en main… Et la loi, bizarrement, semble prête à se faire "avoir". Autre forme: une fois qu'on a montré que "le mariage ne veut plus rien dire", on décide de l'accorder aux homosexuels. Autre forme encore, plus vulgaire, de ce paradoxe (où l'on réclame ce qu'on rejette): si la loi avait accordé aux homo les avantages des gens mariés, "on n'en serait pas là aujourd'hui" (sic). A quoi certains peuvent répondre: si ce n'est qu'une affaire de sous, on peut toujours s'arranger.
L'idée du choix, elle, frôle aussi le fantasme; comme en témoigne cette parole d'un patient: Je considère que cet homme n'est pas mon père, car je ne l'aime plus. Mais oui, on doit pouvoir choisir son père! D'autres fantasmes sont plus touchants, comme le fameux "Libérons la mariée!" de certains homo soixante-huitards: en effet, c'est un fantasme typique d'homo durs (voir là-dessus mon livre Perversions) de croire que la mère "n'a rien à foutre avec ce type (le père), qui la viole visiblement, au lieu de la laisser à sa pureté virginale".
On pourrait en dire plus sur le mariage, sujet si mal et si peu abordé, mais ce n'est peut-être pas le lieu. Car au-delà de tout ceci, il se peut que la question posée soit celle de l'injustice, sur un mode un peu étrange: "Il est injuste que certains puissent se marier et d'autres pas…" En creusant ce point, on retrouve la tendance à penser l'injustice non pas comme un événement où un sujet est lésé parce que l'autre lui prend une part de jouissance, mais comme une différence entre deux états, ou deux situations. Il y a des responsables créatifs qui gagnent plus que des exécutants, il y a des gens qui partent en vacances et d'autres pas, sans qu'on puisse dire que les premiers prennent leurs vacances sur les seconds. Le social peut certes se mobiliser pour offrir des vacances à ceux qui ne partent pas, mais ce serait alors un don, et non la réparation d'une injustice. Que prennent donc ceux qui se marient à ceux qui ne peuvent se marier, étant deux hommes ou deux femmes? Et que peut-on donner à ceux-ci sinon le déni d'une réalité? Et eux, que peuvent-ils donner pour avoir ce "privilège" des gens mariés? Que l'un des deux hommes s'habille en blanc et tienne un bouquet? Que l'une des deux femmes soit en smoking? Certains couples ordinaires trouveraient malsaine la parodie si la loi devait la "bénir". A moins que la loi ne devienne encore plus gestionnaire, et qu'un symbole de plus ne tombe à l'eau si personne n'ose en répondre?
Plus subtilement, on a un discours social qui affiche la culpabilité pour se donner à bon compte un haut niveau moral. Dans ce discours, la culpabilité est une tactique de pouvoir: si on se pose comme coupable des problèmes de "ces gens" on les tient en son pouvoir (c'est d'ailleurs la dernière tactique des ex-puissances coloniales envers les peuples qu'elles dominaient autrefois: si leurs malheurs sont de notre faute, c'est que nous pouvons faire leur bonheur…). Ce discours, arrangé par les nantis (qui détiennent l'image ou la parole, ou l'argent qui y donne accès) diffuse un sentiment de faute dès qu'il y a différence entre deux états. Il s'offre le luxe de l'appeler injustice, mais il a tendance à se porter vers les "injustices" qui ne coûtent rien à réparer, sachant qu'en outre le coupable de ces injustices est abstrait, c'est la "société", sur laquelle on a peu de prise. De sorte que les choses restent à peu près en l'état. Mais de temps à autre on fait une loi qui ne coûte rien, on "répare" sur un mode qui ne coûte rien mais dont les autres, plus tard, paieront l'effet; et paieront pour commencer l'hypocrisie de leurs aînés.